
Entre deux réunions ce matin, j’ai aperçu les images de l’entrée de Nicolas Sarkozy à la prison de la Santé. Elles m’ont remué et peiné, moins tant pour lui que pour les siens et pour la France aussi. Le moment est vertigineux. Un ancien Président de la République est désormais sous les verrous en vertu d’une condamnation à 5 ans de prison après avoir été jugé coupable d’association de malfaiteurs dans l’affaire du financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007. Cette histoire m’est toujours apparue totalement extravagante. Quel esprit sensé aurait pu engager pareille aventure contre la loi, contre la morale et plus encore contre le souvenir exigeant et ému que l’on devait aux 170 disparus du DC 10 d’UTA victimes en 1989 du terrorisme libyen ? Par quel égarement un ministre en exercice et le directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy se sont-ils retrouvés dans une même pièce, à la même table avec le commanditaire de cet attentat monstrueux, condamné à la prison à perpétuité par contumace par la justice française ? J’ai suivi l’affaire devant le tribunal correctionnel de Paris et je ne comprends toujours pas pourquoi tout cela s’est produit, dans quel but. On voudrait croire à une expédition de Pieds nickelés, à part que les faits ont été rapportés et étayés, qu’ils sont gravissimes et confondants.
Cette histoire est moche. Nicolas Sarkozy paie-t-il à tout le moins pour l’inconséquence et les errances de ses collaborateurs de l’époque ? Sans nul doute. Il a fait appel du jugement du tribunal et il est donc présumé innocent. Devait-il être incarcéré malgré l’appel ? Chacun appréciera à l’aune de la gravité des faits jugés. En tout état de cause, un autre procès viendra et Nicolas Sarkozy, comme c’est son droit, comme c’est aussi son tempérament, se défendra vigoureusement. Mais la France est un État de droit et il n’est pas acceptable que l’énormité de ce que nous vivons aujourd’hui tourne au procès des juges et de leur indépendance. L’indépendance de la justice est un principe fondamental dans la vie démocratique. Les juges décident à l’abri de toute influence ou instruction de quiconque. Ils exercent leurs responsabilités pleinement, souverainement, dans le respect absolu du cadre de droit. C’est leur faire injure que de les imaginer motivés par une quelconque vendetta politique ou un agenda caché. Pour cette raison, je n’ai pas compris que le Président de la République, garant de l’autorité judiciaire, reçoive Nicolas Sarkozy à l’Elysée il y a quelques jours. Et je ne comprends pas que le Garde des Sceaux Gérald Darmanin annonce vouloir lui rendre visite à la prison de la Santé.
Il n’y a pas de justiciable plus important qu’un autre. La justice doit être la même pour tous. Je n’ai rien contre Nicolas Sarkozy. J’ai toujours été impressionné par l’homme et son attachement sincère à la France. Je n’ai certes jamais voté pour lui, mais je sais le républicain qu’il est et le courage qui fut le sien à diverses étapes de son parcours public. Je ne fais aucunement partie de ceux qui glosent ou qui ricanent en ce jour d’octobre, je fais à l’inverse partie de ceux qui sont inquiets et redoutent l’embrasement. Notre pays traverse une période d’une extrême gravité, une crise morale terrible et inédite qui mine l’essentiel : la cohésion nationale et le vivre-ensemble. Les réseaux sociaux charrient des flots ininterrompus d’insultes, de messages de haine, de propos vulgaires et délirants. Le complotisme tourne à plein régime. Pour combien de temps encore pourrons-nous faire nation à ce rythme ? Le désastreux sentiment que plus grand-chose n’est tenu prospère dans la société française à la vitesse de la lumière. Les gouvernements tombent les uns après les autres, les jeux partisans l’emportent sur l’intérêt général. Les finances publiques sont en capilotade, la crise menace nos entreprises, nos emplois, nos villes et nos régions. L’insécurité fait peur et le Louvre a été cambriolé.
Il y a l’abattement, il y a la colère et il y a aussi l’humiliation. Rien n’est pire, rien n’est plus déstructurant que l’humiliation. La somme des ras-le-bol est une bombe à retardement dont la possible déflagration nous menace tous. Le bonheur collectif des Jeux Olympiques de Paris est si loin, malheureusement. Fut-il même juste un rêve ? Les mauvaises nouvelles s’enchaînent depuis des mois et se vivent au quotidien dans l’archipel français, pour reprendre l’expression si justement imagée de Jérôme Fourquet. Des tas de gens en arrivent à douter de la démocratie, à souhaiter un pouvoir fort, autoritaire, un Trump français, un leader fort en gueule et à la main de fer. Le Président de la République ne parle plus après avoir parlé de trop, mais continue de tout diriger sans prendre la mesure de ce qui se joue et de l’urgence qu’il y a de changer. Le pays suffoque, prisonnier de ses difficultés, du manque de courage, de l’absence de visibilité. Les enquêtes d’opinion, avant même les intentions de vote, renvoient une image de tragique impuissance par la sévérité extrême du jugement porté par les Français. « Tout fout le camp, ma pauvre Lucette », disait une parodie de publicité il y a longtemps. Elle me revient à l’esprit aujourd’hui et ce n’est plus pour en rire. Tout fout le camp en effet, et jusqu’où ?
Les images de Nicolas Sarkozy sur la route de la prison me renvoient un goût de cendres. Les secousses endurées par la société et la démocratie française, au sens propre ou figuré, ne peuvent durer davantage. Notre pays doit se ressaisir. Cela veut dire parler vrai, parler juste, parler clair. Cela veut dire oser, tout simplement, contrer dans le débat public le travail de sape contre la démocratie, l’Etat de droit, la liberté, mené par certains médias et certaines officines. Il n’est plus temps de se cacher ou de se défausser, par calcul ou par lâcheté. Il faut tenir un langage de vérité sur les principes républicains, sur l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs, sur l’éthique de responsabilité et le devoir d’exemplarité aussi. Les Français sont attachés à l’égalité des citoyens, en droit et dans les faits. Il faut vouloir s’élever pour servir l’intérêt général, faire le choix du mouvement, prendre les risques nécessaires pour sortir notre pays de la crise, s’unir dans l’action. Et il faut enfin vouloir entendre le bouillonnement d’une société tourmentée et rageuse, ses attentes et ses incompréhensions. Un pays comme le nôtre ne se dirige pas en surplomb, de loin et avec morgue, mais à hauteur de vie, celle de chacune et chacun d’entre nous, dans le respect des passions françaises et de l’intelligence collective.
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Grand-père Viking
En début de semaine, je suis allé dans la Manche. J’avais un rendez-vous à Coutances pour parler d’avenir et de transition énergétique, pas loin de l’océan. J’étais parti tôt le matin de Honfleur et je me suis aperçu, à mesure que je roulais vers ma destination, que j’y arriverais un peu en avance. J’ai alors fait le détour auquel je rêvais depuis bien longtemps vers un village : Bréhal. Lorsque j’étais enfant, j’avais vu sur ce qui était alors la 1ère chaîne de l’ORTF un feuilleton – on ne disait pas encore série – qui s’appelait Grand-père Viking. Ce feuilleton m’avait beaucoup marqué et quelque 50 années plus tard, il n’a jamais quitté ma mémoire. Je me souviens encore de certaines scènes et de la mélodie du générique. C’était l’histoire d’un jeune homme revenant à Bréhal sur les traces de son enfance, 10 ans après la disparition en mer de son grand-père, l’homme qu’il avait adoré, à la forte personnalité, qui avait entrepris de faire de ses vacances un bonheur permanent, une découverte de tous les instants pour le détourner de la vie parisienne qui était la sienne le reste de l’année. Il y avait la mer, le bateau, le village et les deux étranges copains de son grand-père, un acrobate nommé Zita et un autre personnage haut en couleur appelé le Mexicain, qui habitaient une cabane dans les dunes de Bréhal.
Plus personne sans doute ne se souvient de Grand-père Viking. Le jeune homme, qui s’appelait Guillaume, avait vécu dans le souvenir de son grand-père, sans connaître les circonstances de sa disparition en mer. Son grand-père lui avait donné la passion de l’océan et il s’apprêtait à embarquer sur la Jeanne d’Arc, qui était alors le mythique navire-école de la marine nationale. Son voyage à Bréhal, juste avant de s’en aller autour du monde, était comme un pèlerinage, une quête de sens, un remerciement éperdu. A Bréhal, Guillaume retrouvait Zita et le Mexicain, et perçait peu à peu par l’échange avec eux la vérité derrière la mort de cet homme qui avait tant bercé et construit sa vie d’enfant. Le feuilleton montrait Guillaume enfant, puis adolescent, par des flashbacks d’une grande beauté vers les souvenirs d’avant. J’avais aux alentours de 10 ans et Grand-père Viking avait touché en moi une corde sensible. Il n’y avait pas beaucoup d’action, mais une richesse de dialogues, un charme, une force qui résonnaient en moi. Ce feuilleton m’avait pris au cœur. C’est, je crois, la première fois que je mesurais, sans pouvoir encore y coller de vrais mots, le sens de la transmission et de sentiments aussi profonds que la paix, la gratitude et l’amour par-delà le chagrin et le mystère de la mort.
Grand-père Viking est resté dans ma mémoire pour tout cela, pour cette dimension initiatique qui m’avait bouleversé et même emporté. Un livre aurait pu y conduire, un feuilleton l’a fait. Sans doute y avait-il aussi une autre raison, plus personnelle, plus intime qui expliquait l’émotion ressentie alors. Je n’ai pas connu mes grands-pères et Grand-père Viking offrait une réalité insoupçonnée pour l’enfant que j’étais sur ce qu’un lien d’affection avec un grand-père pouvait être. Je n’en avais pas conscience. Une grand-mère adorée occupait une grande place dans ma vie. Tout d’un coup, je découvrais ce qu’un grand-père aurait pu être également. Cela m’avait ébranlé et porté vers des tas de regrets, une peine naissante, un manque de souvenirs et de visages. Une nuit, je fis même le rêve étrange que nous allions voir mon grand-père maternel, que j’allais faire sa connaissance. Il avait un peu des traits d’Armand, le grand-père de Guillaume, et surtout il était joyeux. Ce n’était qu’un rêve, qui ne revint pas. J’ai mesuré alors combien, du haut de mes 10 ou 11 ans, j’aurais aimé connaître Jean-Yvon Gloaguen et Jean Le Borgn’, si les malheurs de la vie ne les avaient pas frappés. Je suis sûr que j’aurais tant appris d’eux et qu’ils auraient été mes grands-pères viking (ou plutôt mes grands-pères celtiques).
Mon père est décédé lorsque mes trois enfants étaient très jeunes. Seul Marcos, mon fils aîné, conserve quelques souvenirs de lui. Qu’ils ne se soient pas longtemps connus, eux et lui, est pour moi un grand regret. Je leur parle souvent de leur grand-père. Il s’appelait Armand, comme le grand-père de Guillaume. Ils l’appelaient Papi. Papi avait son style, sa personnalité, ses passions. Je crois qu’ils se seraient bien entendus, tous les quatre. J’aime le lien unique que mes enfants possèdent avec leur grand-père maternel, prestement nommé Ayo dans leurs jeunes années parce que « Abuelo » (grand-père en espagnol) était par trop imprononçable. Ayo s’appelle désormais ainsi pour toujours. Entre un grand-père et un petit-fils ou une petite-fille, on peut se dire bien des choses, partager des moments qui resteront à jamais et qui doivent échapper aux parents. C’est comme un secret, un jardin caché. Ces souvenirs sont intemporels. On les emporte avec soi, on les raconte et on les transmet aussi. Ayo est au cœur de leurs jeunes années, comme une référence, une ancre, un modèle. Il le restera toutes leurs vies. Cette richesse-là est une chance inestimable. C’est comme une étoffe, épaisse et généreuse, qui enveloppe une histoire personnelle, qui la protège et la sécurise sur les chemins de la vie.
Hier matin, quelques retraités se livraient à la pêche à pied sur la plage de Bréhal. Ils étaient solidement équipés et bien protégés du vent frais. Je ne l’étais pas. Ils devaient se demander ce que pouvait bien fabriquer ce type cravaté et en costume au milieu des dunes, perdu dans ses rêves. Je dépareillais dans le paysage. Peut-être aurais-je dû leur raconter ce que je faisais là. Après tout, Grand-père Viking, c’était leur époque aussi et le tournage avait mobilisé des habitants du village, leurs parents ou leurs grands-parents éventuellement. C’était mon pèlerinage, mais je l’aurais bien partagé. J’étais ému d’être là. De la plage, on apercevait les Iles Chausey et quelques bateaux dans le lointain. Grand-père Viking était une fiction et tout semblait pourtant si réel, si juste, tant de temps après. La force de ce récit, de ce feuilleton d’il y a si longtemps a nourri mon imaginaire de l’enfance à aujourd’hui. Cela valait la peine d’arriver un peu trop tôt à Coutances et d’avoir le temps de ce détour qui n’était pas planifié, pas pensé et qui n’en était finalement que plus merveilleux encore. C’était comme un rendez-vous avec moi-même, là-bas, face à la mer. Dans les dunes, j’essayais d’imaginer la cabane de Zita et du Mexicain. Il faudra que je revienne à Bréhal. Pas seul cette fois-ci, accompagné, et pour raconter.